François Allard-Huver, Université de Lorraine
« La première victime de la guerre, c’est la vérité » : cette citation tantôt attribuée à Rudyard Kipling, tantôt au sénateur américain Hiram Johnson, isolationniste convaincu qui s’opposa à l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale en 1917, témoigne bien du rapport complexe à la vérité en temps de guerre. En effet, la question de la circulation de fausses nouvelles lors des conflits n’est pas récente. Chaque guerre charrie avec elle son lot de mésinformation, d’approximations et d’informations erronées, ou de désinformation, et autres contenus fallacieux destinés à tromper l’ennemi et ses troupes.
Cependant, la Première Guerre mondiale se distingue à plusieurs titres des conflits précédents, tant dans la nature et les buts même des fausses nouvelles qu’on y observe que dans les processus qui facilitent, accompagnent voire encouragent leur circulation. Bien que plus que centenaires, ces « fake news » avant l’heure semblent parfois, dans leurs mécanismes et dans les raisons de leur avènement, fort similaires à celles que nous croisons jour après jour sur les réseaux.
Une préoccupation précoce des contemporains de 14-18
Nombre d’ouvrages ont été consacrés par les contemporains de la Grande Guerre à la question des « fausses nouvelles », « rumeurs » et autres « légendes » qui accompagnent le conflit de 14-18. Ces travaux sont éclairants d’une préoccupation récente de l’opinion à la question de l’information, de sa circulation et de sa nature et s’inscrivent parfois dans une veine proche de la psychologie sociale naissante. On pense notamment aux réflexions de Gabriel Tarde sur l’opinion, sur la presse et la foule, ou encore à celles de Gustave le Bon sur la « psychologie des foules ».
Parmi les plus célèbres ouvrages consacrés à ce sujet, on trouve Les fausses nouvelles de la guerre, ouvrage fleuve en sept volumes du docteur Lucien Graux. Ce dernier tente de faire dans un style parfois laborieux, souvent teinté d’anti-germanisme, un recueil de l’ensemble des « fausses nouvelles », distinguant celles qui circulent à l’arrière, dans « Le peuple des civils […] gobe-mouche par excellence, à propos de tout et de rien », et celles qui circulent au front, dans le « peuple des combattants ». Si l’ouvrage manque d’une rigueur certaine et s’avère plus être un florilège d’erreurs et d’approximations journalistiques, il a le mérite de vouloir explorer « la psychologie de la fausse nouvelle, par la façon qu’elle avait de naître, de se propager, de s’amplifier pour dépérir le plus souvent fort vite » au sein de ses contemporains.
L’ouvrage du belge Fernand Van Langenhove, Comment naît un cycle de légendes – Francs-tireurs et atrocités en Belgique, est autrement plus intéressant et s’attelle à décrypter une « fake news » tenace chez les militaires allemands au début du conflit, celles de « franc-tireurs » belges qui auraient harcelé les troupes, refuseraient les règles de l’engagement militaire et massacreraient même des soldats blessés. En analysant des documents essentiellement allemands, Fernand Van Langenhove va « décrypter » la nouvelle et démontrer qu’elle s’appuie à la fois sur des faits réels de l’histoire récente, notamment la présence de franc-tireurs belges lors du conflit de 1870 avec la Prusse, tout autant que sur des représentations stéréotypiques, fallacieuses et fantasmées du peuple belge. Son ouvrage, précis et bien documenté, sera même traduit et publié en allemand dès 1917 !
Cependant, le texte le plus complet, tout comme le plus passionnant dans son analyse du phénomène des « fausses nouvelles », est celui de l’historien et résistant Marc Bloch : « Réflexions d’un historien sur les fausses nouvelles de la guerre ». Dans cet article initialement paru en 1921, il va tenter de poser les bases d’une approche scientifique et historiographique du phénomène des fausses nouvelles, en apportant sur des évènements qu’il a vécus, le regard d’un chercheur.
Au-delà de la simple analyse ou du décryptage des rumeurs et légendes qui circulent au front ou à l’arrière, Marc Bloch revient sur la nature même des infox, tout comme sur les éléments qui contribuent à leur circulation :
« Une fausse nouvelle naît toujours de représentations collectives qui préexistent à sa naissance ; elle n’est fortuite qu’en apparence, ou, plus précisément, tout ce qu’il y a de fortuit en elle c’est l’incident initial, absolument quelconque, qui déclenche le travail des imaginations ; mais cette mise en branle n’a lieu que parce que les imaginations sont déjà préparées et fermentent sourdement. »
Au-delà de cet intérêt des contemporains pour le phénomène, nous pouvons revenir sur une « fake news » célèbre de la Grande Guerre et son destin dans l’imaginaire collectif : celle d’un enfant alsacien de sept ans, fusillé par les Allemands.
La légende au service de la propagande
D’un tragique « dommage collatéral » dans la région de Belfort va naître l’une des fake news les plus prolifiques de la Première Guerre mondiale. À l’occasion des cent ans du début du conflit, L’Est Républicain apportait le témoignage de l’historien local, Daniel Lougnot, sur cette histoire qui eut lieu le 13 août 1914 dans le village frontière de Magny, au tout début du conflit donc :
« Eswald Schaarschmidt, fils d’un inspecteur des douanes originaire de Saxe, regarde le reflux des troupes françaises par une lucarne de la maison Besançon, la dernière à droite à la sortie du village près du pont de la Suarcine […] Vers 17 h, un soldat du 110e régiment de grenadiers badois arrive sur le pont. Apercevant une silhouette à la lucarne, il se croit menacé et abat l’enfant d’une balle qui lui tranche la carotide. »
L’histoire de cet enfant abattu par erreur, victime civile la guerre totale mais également de la psychose allemande sur la présence de franc-tireurs parmi la population civile, est interprétée comme un geste délibéré. Elle circule alors par le biais de la culture populaire. Dès 1914, l’auteur-compositeur Théodore Botrel en fait un poème intitulé « Le petit fusil de bois ». Puis c’est au tour d’André Langrand de mettre, avec Frédéric Boissière, l’histoire en musique dans « Le gamin au fusil de bois » au texte très explicite :
C’était un enfant de sept ans
Blonde tête aux yeux innocents […]
Manœuvrait un fusil de bois
Sonnez clairons, pleurez hautbois
Pour le pauvre petit garçon
Le bambin au fusil de bois
Fusillé par les Bavarois !
Ces chansons se multiplient et amplifient à chaque fois l’histoire, tout en y ajoutant des éléments de l’imaginaire populaire et de la symbolique nationaliste, exacerbant également la barbarie des Allemands. Dans la « Troisième couleur », composée en 1916, la fausse nouvelle semble s’éloigner de toute forme de vraisemblance et devient un véritable outil de propagande anti-allemande :
L’officier au casque pointu au soldat donna l’ordre atroce
de fusiller le pauvre gosse
Soudain l’officier blêmissant pousse un cri de rage et de haine
Car sur ses habits bleu et blanc, le sang français du pauvre enfant
Pour braver les Prussiens encore, formait le drapeau tricolore.
Mais ce qui rend particulièrement intéressante la circulation de cette fausse nouvelle, c’est l’écho et la réception qu’elle semble avoir dans l’opinion publique à la fois française mais également allemande. En témoigne notamment ces différentes cartes postales qui circulent en France et en Allemagne.
Si certaines cartes françaises reproduisent de manière imagée l’incident de Magny, d’autres cartes postales allemandes cherchent à démonter l’idée que les troupes d’outre-Rhin font preuve de cruauté envers les civils, et en particulier les enfants. On retrouve ainsi une image de soldats allemands en train de nourrir des bambins visiblement ravis qui se tiennent sur leurs genoux, avec pour légende ironique « Nos Prussiens orientaux, “barbares allemands” en Russie ». La volonté de montrer le caractère fallacieux des « fausses nouvelles » qui circulent sur l’armée allemande est à son tour attaquée dans des cartes postales françaises où l’on sous-entend qu’il s’agit de mises en scène et où l’envahisseur menace les enfants devant un appareil photo : « Ris ou je te fais fusiller ! »
Fausses nouvelles d’hier à aujourd’hui : même punition, même motifs ?
On retrouve dans le phénomène des fausses nouvelles de la guerre des préoccupations mais également des similitudes avec les problématiques que nous rencontrons aujourd’hui face aux « fake news ». Bien qu’elles servent à la fois d’élément de désinformation de l’ennemi ou d’arme psychologique contre les populations adverses, c’est l’avènement des médias de masse comme la presse qui permet la circulation des fausses nouvelles, approximations et erreurs faisant alors partie du lot quotidien de la circulation des informations en temps de guerre. Mais c’est bien la méfiance voire le mépris d’une partie des élites face aux masses qui justifiera l’utilisation à outrance de la propagande et de la censure pour servir l’effort de guerre.
Edward Bernays, père des relations publiques et auteur du célèbre ouvrage Propaganda, a participé au Comité d’information publique américain pendant la Première Guerre mondiale et résumé ainsi l’intérêt de la propagande :
« La minorité a découvert qu’elle pouvait influencer la majorité dans le sens de ses intérêts. Il est désormais possible de modeler l’opinion des masses pour les convaincre d’engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue. »
Plus encore, c’est la méfiance de l’opinion face aux journalistes et à l’information qui facilitera la circulation et la croyance populaire dans les rumeurs et les ragots. Ainsi, la censure des journaux jouera pour beaucoup dans l’amplification à tel point que Marc Bloch rapporte dans son ouvrage ce trait d’humour de Pierre Chaine dans les Mémoires d’un rat :
« L’opinion prévalait aux tranchées que tout pouvait être vrai à l’exception de ce qu’on laissait imprimer. »
Environnement médiatique changeant, volonté d’une minorité de manipuler la masse à son avantage quitte à lui présenter des faits alternatifs, méfiance de l’opinion face aux médias traditionnels, et, enfin, rhétorique nationaliste et guerrière sont autant d’éléments qui firent et qui font encore aujourd’hui le terreau des fausses nouvelles.
François Allard-Huver, Maître de conférences, Université de Lorraine
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