Vincent Carlino, Université de Lorraine et François Allard-Huver, Université de Lorraine
Le 26 septembre 2019, les Français apprenaient que l’usine Lubrizol de Rouen s’embrasait. Le traitement médiatique de l’incendie interroge la responsabilité des médias quant à la diffusion et la mise en circulation de fausses informations. Face au besoin d’information de l’opinion, qui cherche parfois de manière paradoxale à être rassurée tout autant qu’à être divertie, les médias se trouvent dans la position difficile de devoir souffler le froid et le chaud sur une même actualité.
À l’enjeu d’une information fiable et vérifiable dans ce qui devient rapidement « l’affaire Lubrizol » s’ajoute la question de la parole experte et publique, notamment des autorités locales et du gouvernement. Dans un contexte de remise en cause de cette parole dans les controverses environnementales, la propension des autorités à vouloir rassurer au plus vite l’opinion – en l’absence de résultats scientifiques tangibles et définitifs – tout comme une certaine soumission aux logiques de l’emballement médiatique autour de l’incendie, conduisent à alimenter les théories du complot et à favoriser la circulation des « fake news ».
Un récit flou et précipité
La couverture d’événements tels que l’incendie de Lubrizol bouscule les rédactions des médias qui activent des routines journalistiques pour rendre compte des faits dans l’instant. Si bien que les médias ne font pas que rendre compte de l’événement : ils le construisent.
Effet d’agenda fortuit, les chaînes d’information en continu ont dans un premier temps été accusées de fermer les yeux sur l’incendie de Rouen, occupées à couvrir un autre événement médiatique – l’hommage national à Jacques Chirac. Cette concurrence entre deux actualités – l’une « nationale » propre à la célébration et au recueillement, et l’autre, de prime abord « locale » mais traitant d’un enjeu de santé publique et environnemental, entretiendra par la suite la thèse d’un désintéressement des médias pour les citoyens.
Le vide initial dans la couverture médiatique va laisser place à la circulation d’informations, de photos et de vidéos produites par des « journalistes citoyens ». Cette volonté d’informer conduit parfois à la publication de contenus fallacieux sans liens avec l’incendie. Ainsi, il est question sur Twitter de la qualité de l’eau avec des vidéos d’eau à la couleur noire, qui semble impropre à la consommation.
Si les médias traditionnels comme « Libération » tentent de vérifier les informations, l’authentification d’images diffusées sous pseudonyme s’avère difficile. Dans les rares cas où les diffuseurs sont identifiés, on découvre souvent que le réseau de canalisation du domicile est à mettre en cause, plutôt que le réseau urbain. Cependant, rares sont les internautes à publier – à l’instar de la presse – un démenti en cas de mésinformation. Il a été montré que même s’ils le faisaient, ces derniers circulent beaucoup moins bien que les fake news originales.
Difficile donc de distinguer recherche du buzz et véritable problème sanitaire entre ces contenus qui surfent sur l’événement pour avoir leur quart d’heure de célébrité socionumérique.
Cette demande d’information citoyenne ouvre un bal de déclarations officielles, qui visent à rassurer la population en s’inscrivant dans une perspective gestionnaire, techniciste et positiviste où le risque peut être pleinement contrôlé par l’action publique. Pour autant, l’enchaînement des prises de parole publiques ne conduit pas à éclaircir la situation, notamment lorsque les communiqués donnent des informations contradictoires. Tout en déclarant l’incendie maîtrisé, le préfet de Seine-Maritime recommande de ne pas consommer les fruits et légumes des jardins où sont tombées les suies sans les « éplucher ou laver de manière approfondie ». Le lendemain de l’incendie, les ministres de la Santé et de la Transition écologique déclaraient respectivement que « la ville est clairement polluée » mais qu’aucun « polluant anormal » n’était apparu dans les prélèvements.
Les médias, remparts aux fake news ?
Devant une telle abondance de parole publique, il pourrait être attendu des médias qu’ils fassent émerger la vérité sur l’incendie. Or ce rôle de « gatekeepers » hérité des médias traditionnels est bousculé sur le web et nécessite d’être repensé.
Après avoir livré les premières informations factuelles sur l’incendie, de nombreux titres de presse se sont donnés pour mission de déterminer la toxicité et la dangerosité des fumées de l’incendie. La posture du journaliste se trouve modifiée : il ne décrit plus la catastrophe, mais l’explique à ses lecteurs. Plus périlleux, l’exercice révèle les rapports qu’entretiennent les médias avec leurs sources et leur public. L’article de 20 Minutes publié le jour de l’incendie constitue une bonne illustration. Alors que le feu se propage et que les riverains s’en inquiètent sur les réseaux sociaux, le journal titre sur « un nuage de fumée un peu toxique mais pas trop ».
Si la formulation a fait réagir, celle-ci semble refléter les difficultés des médias à se positionner entre les paroles expertes et citoyennes. En effet, le titre qui a tant agacé les internautes tente de concilier les déclarations officielles et les inquiétudes légitimes des riverains. Cette recherche de nuance entre les deux points de vue reflète aussi la volonté de s’ériger en rempart contre les « fake news » tout comme un travail de vulgarisation nécessaire.
Cependant, l’effet produit a été contre-productif puisque la formule a été dénoncée comme imprécise et simplificatrice. L’antagonisme entre les paroles publiques et citoyennes s’est creusé davantage. Car, sur le web, les sujets controversés sont souvent synonymes « d’engagement », si bien que les désaccords contribuent au succès de l’article polémique (2 600 retweets, 3 800 j’aime, 4 500 partages).
D’autres médias se font les relais de la parole publique, à l’image France 24 évoquant les odeurs qualifiées de « gênantes mais pas nocives » par le premier ministre Édouard Philippe, ou encore de France Info interrogeant un expert affirmant que « ce n’est pas parce que ça sent mauvais qu’il faut avoir peur ». En se plaçant comme rempart aux « fake news », le média diffuse des contenus viraux qui renforcent les désaccords dans la controverse.
Suivant le format du « fact-checking », 20 Minutes réitère l’exercice à propos du lien entre l’incendie et des milliers de poissons retrouvés morts dans le Nord. Le contenu de l’article ne conteste pas l’authenticité des photos et relaie le témoignage d’un expert affirmant que ce phénomène peut être lié à une pollution. Loin d’être « débunkée », l’information est non seulement relayée mais elle reste ouverte aux spéculations qui alimentent la thèse d’une information publique incomplète voire volontairement censurée sur l’étendue réelle de la pollution.
Mise en cause des paroles expertes
Une semaine après l’incendie, le premier ministre regrettait la mise en cause des paroles expertes. Cependant, c’est la propension des services de l’État à vouloir donner une réponse complète, rapide et rassurante quand bien même les tests n’ont pas encore été effectués qui a conduit à cette défiance. En effet, si l’absence initiale de réaction politique et nationale suite à la catastrophe est le déclencheur de la protestation populaire, c’est l’emballement des visites gouvernementales avec cinq ministres se succédant à Rouen, sorte de « mea-culpa » pour avoir tardé à s’intéresser à la catastrophe, qui entretient la thèse d’une sur-attention visant à cacher l’information.
Dès lors, on voit apparaître sur les réseaux le mot-dièse #LubrizolTransparence. La demande citoyenne se cristallise autour de la demande d’une expertise indépendante, initialement refusée par les services de l’État. Des associations obtiennent alors la nomination d’un expert devant le tribunal administratif. D’autres comme « Générations futures » lancent une cagnotte populaire pour financer des analyses indépendantes.
Ces initiatives traduisent un manque de connaissance tout autant qu’une méfiance, mais également une attitude ambivalente des citoyens face au risque. Autrefois hors des villes et désormais rattrapé par l’urbanisation, le patrimoine industriel, devient producteur d’externalités négatives (pollutions, risques) pour une frange de la population.
De même, dans la gestion des risques et avec la multiplication des polémiques autour de la chimie notamment des pesticides, l’expert apparaît de plus en plus comme un individu mandaté qui n’est pas dépositaire de sa parole, mais de celle de l’institution politique.
Enfin, l’incompréhension autour du principe de précaution propre à l’incertitude des risques achève de semer le doute dans l’esprit des citoyens. Ceux-ci sont en quête d’une information simple, immédiate et transparente alors que la situation est par nature complexe et demande du temps. De fait, les médiations expertes nécessaires à la compréhension de la catastrophe apparaissent comme des tentatives de dissimulation.
La nécessité du fact-checking
En somme, si de nombreux médias ont cherché à révéler la circulation de fausses informations concernant la mort d’oiseaux) ou la diffusion d’un faux communiqué sur les dangers avérés de l’incendie, leur manque d’attention associé à la remise en cause de la parole publique, brouille tout message visant à rassurer la population.
La médiatisation de l’incendie de Lubrizol souligne la nécessité pour les médias de penser les mécanismes d’attribution de crédibilité dans le processus de production d’information. Très souvent, c’est la véracité des faits rapportés qui l’emporte. Le « fact-checking » représente alors une solution qui entend lever les incertitudes et renouer avec un des « commandements » du journalisme.
Il s’agit d’une réponse partielle car les critiques ne portent pas seulement sur les faits, mais sur les médias et les journalistes eux-mêmes. Des critiques qui peuvent s’amplifier lorsque les médias se frottent aux normes complexes des plates-formes numériques pour « viraliser » leurs contenus. La compréhension des normes de ces plates-formes paraît décisive pour regagner la confiance du public. Cette littératie numérique devrait permettre aux journalistes de s’adresser à leurs lecteurs là où ils se trouvent, afin de réduire les écarts entre les paroles expertes et citoyennes dans leur quête commune de vérité.
Vincent Carlino, Docteur en sciences de l’information et de la communication, Université de Lorraine et François Allard-Huver, Maître de conférences, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.